Table ronde : "Les appelés"

EVÉNÉMENT 50e ANNIVERSAIRE DU CESSEZ-LE-FEU EN ALGÉRIE

GUERRE D’ALGÉRIE : FORUM DES ÉCRIVAINS
DU 26 AU 28 OCTOBRE 2012 À LA MAIRIE DU Ve ARRDT
TOUT LIRE SUR LA GUERRE D’ALGÉRIE

Intervenants
Pierre Brana, Jean-Charles Jauffret, Tramor Quémeneur et Benjamin Stora

Débat animé par Jacques Duquesne


 

Jean-Pierre Farkas : Cette deuxième table ronde est animée par Jacques Duquesne, journaliste et historien. Il va pouvoir, dans son questionnement, mêler ces deux aspects.

Jacques Duquesne : Nous allons parler des appelés et des rappelés pendant la Guerre d’Algérie. Il y en a sans doute beaucoup dans la salle. Il y a en a au moins un à la tribune, qui est Monsieur Pierre Brana. J’ai pour ma part failli l’être, six mois après ; j’avais auparavant été dans l’infanterie coloniale, mais je n’ai pas été rappelé. J’étais presque prêt à partir. Entre 1952, parce qu’il est aussi question de la Tunisie, et 1962, la fin de la Guerre d’Algérie, d’après l’Office National des Anciens Combattants, on dénombrerait 1 343 000 appelés et 416 000 militaires. Douze mille réfractaires, dont dix mille huit centre trente et un insoumis qui ne se sont pas présentés, huit cent quatre vingt-six délateurs – ils sont très nombreux, on ne sait pas ce que cela serait aujourd’hui – et quatre cent vingt objecteurs de conscience, donc cela fait quand même une masse de jeunes Français très importante qui a servi en Afrique du Nord à cette époque. Cela dit, il ne faut pas confondre ces jeunes Français entre eux : entre les appelés et les rappelés de 1954-1955 et les appelés de 1960-1961, il y a quand même une différence considérable.

Jean-Pierre Farkas : Décrivez-nous la société de ces deux époques.

Jacques Duquesne : Moi qui ai fait mon service militaire dans l’infanterie coloniale juste avant la Guerre d’Algérie, je peux vous dire que les garçons qui étaient là avec moi étaient des ruraux, des Auvergnats, il y avait quelques Parisiens, mais c’étaient surtout des ruraux. C’étaient aussi des garçons qui avaient dix-douze ans au moment de la Libération, ça change un peu les choses. C’étaient des garçons qui avaient entendu parler de la Résistance, ça leur donnait un certain état d’esprit. Ils n’étaient pas très scolarisés. J’écrivais des lettres pour certains d’entre eux, le soir, à leur petite amie, leur fiancée. J’ai appris qu’il fallait mettre au dos de l’enveloppe les initiales MBBSTBA, qui voulaient dire « Mille Bons Baisers Sur Ta Bouche Adorée ». C’était cette génération-là, en 1954-1955. Ils n’avaient aucune idée, ces garçons, de ce qu’était l’Algérie ; ils se souvenaient des cartes à l’école primaire, pour ceux qui y étaient allées, ils connaissaient ce territoire et que c’était l’empire colonial. Ils avaient été exaltés aussi bien par Vichy que par le général de Gaulle, qui y avait installé la France libre. Ceux de 1960-1961, eux, avaient entendu parler de la Guerre d’Algérie, pour eux, la Libération, la Gestapo, les SS, c’était loin. Ils avaient un niveau d’études beaucoup plus important. C’était le temps aussi où les ruraux s’installaient dans les usines. Il y avait beaucoup de mouvements de jeunesse. Il y avait un changement profond de la population, des appelés et des rappelés. En 1954, on chantait Mon Amant de Saint-Jean, les chanteurs apparaissaient : Georges Brassens, Charles Trénet étaient connus depuis pas mal de temps. Les voitures, les Renault, la DS 19 et la télévision commençaient seulement à apparaître. En 1957, apparaissait la troisième semaine de congés payés, en 1958, on a changé la République, à cause de la Guerre d’Algérie, on a ouvert les premiers supermarchés, notamment avec M. Leclerc et on a commencé à parler des transistors qui, si j’en crois la presse de 1961, ont joué un rôle dans la Guerre d’Algérie quand il y a eu le Putsch des généraux. En 1959, le général de Gaulle a proclamé l’auto-détermination, c’est à dire la possibilité, pour les Algériens, de choisir l’indépendance. Cette même année apparaissent Astérix, l’émission Salut les Copains, Johnny Hallyday, Brigitte Bardot. En 1960, c’est la Dolce Vita, c’est aussi les premiers kilomètres d’autoroute, c’est aussi la naissance de Télé 7 Jours, de Télérama, de Hara-Kiri, et de nombreux articles, déjà, sur les blousons noirs, les batailles dans les cités sont publiés. Vous voyez les différences qui existent entre 1954 et 1961. Quand nous parlons des appelés et des rappelés, nous parlons donc de deux populations différentes. Je voudrais déjà donner la parole à Monsieur Pierre Brana. En quelle année êtes-vous parti ? Quel était votre sentiment quand vous êtes parti ?

Pierre Brana : Je suis parti en 1950. Je voudrais d’abord, avant de poursuivre, si vous me le permettez, replacer mon témoignage dans le contexte. J’ai été pendant très longtemps, après la Guerre d’Algérie, muet sur cette guerre, comme bon nombre, d’ailleurs, de mes collègues. Je n’en parlais pas, à personne. Mes filles, d’ailleurs, ne m’ont jamais entendu parler de la Guerre d’Algérie. C’est à partir de 1986, un jour qu’une connaissance qui avait lui aussi été en Algérie m’a alors dit que ce serait peut-être pas mal d’en faire un livre. Mais moi je me méfiais, parce qu’entretemps j’avais été député et j’avais notamment été rapporteur de la Commission sur le génocide au Rwanda, et sur le massacre de Srebrenica en ex-Yougoslavie. Au cours des auditions auxquelles j’avais procédé pour établir ce rapport, je m’étais rendu compte combien la mémoire de ceux que j’avais en face de moi, que ce soient des militaires ou des diplomates, avait été influencée par ce qu’ils avaient vécu après le drame auquel ils avaient participé. Dans mon ouvrage, j’ai réalisé deux choses : la première est que je n’ai voulu prendre que des textes et des lettres que j’envoyais à ma famille à l’époque, c’est à dire que je me méfiais de ma mémoire, presque cinquante après, et je préférais reprendre les textes écrits de l’époque ; la deuxième source pour les commentaires a été les notes que j’ai pu prendre au cours de discussions, notamment avec Michel Rocard. Quand je suis parti, j’étais contre la Guerre d’Algérie, et c’est probablement pour ça que j’ai été nommé deuxième classe, j’étais physicien, je voulais travailler sur les rayons X, j’avais fait une formation d’ingénieur à Lyon et donc entretemps je m’étais opposé à cette guerre. J’allais donc en Algérie avec cette position-là, qui n’était pas favorable à cette guerre. Cette guerre semblait sans issue. Tel était mon état d’esprit en 1958 ; j’ai fait cette guerre pendant tout mon temps, j’ai fait vingt-huit mois et un jour, très exactement.

Jacques Duquesne : Où étiez-vous ?

Pierre Brana : J’étais à quinze kilomètres au sud de Constantine, j’avais rencontré là, dès le départ, un capitaine tout à fait habile, intelligent qui m’avait reçu en me disant : « J’aurais pu vous mettre dans un commando, mais j’ai besoin de techniciens pour vérifier les appareils radios. » Je me retrouve à vérifier les radios ; autrement dit, quand une section, une patrouille, une compagnie, part et qu’elle a son appareil radio, si son appareil radio ne fonctionne pas, elle risque de se faire décimer. J’avais la responsabilité de vérifier tous les appareils radios. Le capitaine me dit qu’il me met face à ma responsabilité : « Je vous mets face à votre conscience. Vous vérifiez tous les appareils radios, si l’appareil radio ne fonctionne pas, vous serez face à votre conscience ». Je ne vous cache pas que tous les appareils radios qui sont passés entre mes mains ont été soigneusement vérifiés et ils ont tous bien fonctionné.

Jacques Duquesne : Vous étiez parti en étant opposé à la Guerre d’Algérie ; ce que vous avez rencontré vous a-t-il fait changé d’avis ?

Pierre Brana : Non, pas du tout. J’ai été placé dans un certain contexte, dans une situation un peu particulière, parce qu’à la fois, j’étais considéré comme un technicien et comme un spécialiste : quand le lieutenant partait en mission, c’était le deuxième classe qui le remplaçait à la direction, c’était une sorte de « planque » ! J’étais au carrefour de plusieurs routes. J’avais beaucoup d’unités qui venaient et je pouvais bien parler avec les uns et avec les autres et je pouvais avoir une vision assez objective, à mon avis, de l’état des troupes. Je veux m’en expliquer : j’ai volontairement demandé plusieurs fois à partir avec des opérations parce que je voulais voir ce que c’était. J’étais quelqu’un de curieux et je ne connaissais pas ce monde et en particulier, j’ai souvent voulu partir, je me portais volontaire, avec des anciens d’Indochine. Je dois dire qu’ils m’ont énormément appris sur ce qu’a été la guérilla. En effet, il était important, je crois, à l’époque, de savoir ce qu’était la guérilla. J’ai fait là toute une expérience qui a été très enrichissante d’un point de vue humain et j’en suis arrivé à cette célèbre formule : « Je n’aime pas la guerre mais j’aime ceux qui la font. »

Jacques Duquesne : Nous avons avec nous trois historiens : Monsieur Benjamin Stora, qui a écrit nombre de livres sur la Guerre d’Algérie, Monsieur Jean-Charles Jauffret, qui a écrit Soldat en Algérie, aux éditions Autrement, Monsieur Tramor Quémeneur, qui a co-écrit Algérie (1954-1962) avec Benjamin Stora. Je voudrais demander à chacun d’entre eux si les différences entre les appelés du début de la guerre, en 1954-1955 et ceux de la fin de la guerre, de 1960-1961, dont j’ai parlé au début de cette table ronde, ont été décelées par eux, et ce qu’ils en pensent.

Jean-Charles Jauffret : Je tiens simplement à dire une chose : Tramor Quémeneur a fait un vrai travail de recherche, pendant sept ans, un modèle d’enquête historique. Je tiens à le saluer, parce qu’il est trop modeste, il ne le fera pas. Pour en venir à votre question, il y a des différences d’analyse des comportements par rapport à la Guerre d’Algérie, d’abord pour une question d’âge. Les rappelés sont déjà installés dans la vie depuis deux ans, trois ans. Ils ont déjà un deuxième enfant parfois, la voiture à crédit. Brutalement, on leur dit qu’ils doivent rempiler, ils demandent pourquoi, on leur dit que c’est pour des opérations pour le maintien de l’ordre. Or, il faut savoir que la presse existe, on sait qu’il se passe des choses tout à fait curieuses en Algérie, pour ne rien dire du Maroc et de la Tunisie. Ils n’ont aucune envie d’y aller, d’y retourner, sauf la première faction, du mois d’avril 1955, que l’on convoque sous les drapeaux, sept mille cinq cents résidents en Algérie, eux-mêmes sont des rappelés « tranquilles », parce qu’ils sont plus concernés que les autres, ils ont l’impression de défendre leur propre terre. Les autres, en 1955, après les massacres des Constantinois, autre décret pour rappeler soixante mille hommes sous les drapeaux, ils n’ont aucune envie de partir. Les premières manifestations politiques contre la Guerre d’Algérie ont lieu. Ils auraient dû rester six mois : ils sont partis en octobre. Ce qui s’est passé, et il faut maintenant analyser les rapports des Renseignements Généraux, c’est tellement grave qu’on les fait rentrer avant Noël, notamment parce qu’il y a des élections, on ne veut pas faire tache, c’est le fameux front républicain. Ils ont l’antécédence de tout ce qui s’est passé pour des promesses non tenues. Ils sont plus vindicatifs encore.

Jacques Duquesne : Quand on connaît l’importance du Parti Communiste à l’époque, on peut penser que ces manifestations d’insoumission étaient de peu d’importance finalement. Comment l’analysez-vous ?
Jean-Charles Jauffret : C’est un mouvement spontané, personne ne leur dit comment le faire. C’est une période où les appelés sont plus malléables : ils sont plus jeunes, d’abord, c’est une autre population. Cela dit, il y a les trains de Marseille, en 1955, puis en 1956. Les commandants d’unité ne veulent pas en faire de vrais combattants, mais des gens qui se sentiront impliqués dans une vraie pacification, une construction d’écoles, qu’ils aient l’impression d’apporter quelque chose aux gens du Sahara.

Jacques Duquesne : Vous avez raison de souligner l’importance des commandants d’unités. J’ai constaté ça, tout le temps où j’étais en Algérie, donc entre 1957 et 1962 : la même unité, changeant de commandant ou de capitaine, se comportait tout à fait différemment sur le terrain, à chaque fois. Le rôle de l’officier était d’une importance considérable.

Jean-Charles Jauffret : Oui, vous avez raison, c’est exactement ça, je l’ai vérifié durant toute ma vie : l’armée ne vaut que ce que valent ses cadres.

Tramor Quémeneur : Pour reprendre sur les manifestations de rappelés de 1956, c’est vrai que dans ce cas, comme vous le disiez, les appelés sont plus âgés, ils savent déjà ce qui les attend, et ce mouvement part encore plus fort que celui de 1955. Celui de 1955 est un mouvement de non-préparation à la fois des autorités et des rappelés aussi, avec un soutien politique des plus forts. Le mouvement de 1956 est beaucoup plus préparé : tout le monde sait ce qu’il va se passer en quelque sorte, les autorités s’y sont bien préparées, notamment par rapport aux encadrements du mouvement qui risquent d’avoir lieu. Les rappelés, de leur côté, sont également prêts au mouvement. Je peux citer un chiffre assez significatif selon moi : le ministère de l’Intérieur considère qu’il y a un train sur cinq qui fait l’objet de troubles au printemps 1956, c’est tout de même assez gigantesque – il ne faut pas oublier que ce sont les chiffres officiels, ce ne sont donc pas forcément les chiffres réels. Abordons la genèse de ce mouvement des appelés : avoir vingt ans dans les Aurès, ce n’est pas facile. La majorité est encore à vingt et un ans, et il est vrai que ce n’est pas facile de se trouver dans une position de contestation, par exemple, alors qu’on est encore mineur – certains fêtent leurs vingt ans en Algérie –, c’est une situation très difficile pour des gens jeunes et malléables.

Jacques Duquesne : Pourriez-vous décrire l’état d’esprit des rappelés de 1955 et de 1956 ?

Tramor Quémeneur : On a donc un mouvement avec les manifestations de rappelés de 1955 et de 1956, avec des gens effectivement qui sont plus âgés et qui vont s’opposer aussi de manière peut-être un peu plus structurée politiquement, qui ont déjà par exemple peut-être une petite alliance syndicale ou politique et avec aussi – plus en 1955 qu’en 1956 – un soutien politique qui est plus important. Après, ce soutien politique diminue, et les appelés se retrouvent, dès 1956, un peu isolés et doivent se prendre en main tout seuls, ils doivent faire avec la situation et ils se retrouvent à être en Algérie dans une situation qui est de l’ordre de la contestation individuelle. Ils sont là contre leur gré, un peu des « malgré-nous », c’est ce qui revient aussi beaucoup dans des expressions quand on évoque leur participation à la Guerre d’Algérie. Ils n’ont pas le choix et ils font leur travail. Il y a ici une sorte d’intériorisation de cette contestation à la fois dans les tenues vestimentaires, l’hygiène, par exemple. Surtout en 1956, il y a quelque chose qui se répète tout au long de la Guerre d’Algérie, c’est le retard au retour des permissions. C’est quasiment systématique, jusqu’en 1961, le commandement militaire ne va pas arrêter de publier directive sur directive pour essayer d’endiguer ce mouvement de retard, pour dire : « Si tu arrives en retard, c’est l’un de tes camarades qui partira en retard en permission ». Il y a tout un cadre qui est mis en place, mais ça ne change strictement rien. C’est un comportement qui est vraiment endémique et qui montre une sorte de résistance passive du contingent à la participation à la guerre, même s’ils font leur travail, même s’ils y participent, c’est en tout cas bien présent. Ce mouvement-là, de résistance passive, individuelle, passe aussi par le témoignage, Monsieur Pierre Brana en parlait tout à l’heure, notamment par les lettres : consigner dans des lettres ce que l’on peut voir et vivre en Algérie puis en faire part à la famille, à la fiancée, aux frères, aux sœurs, à qui l’on peut dire davantage de choses qu’aux parents, aux amis, etc. Ce sont des témoignages qui peuvent avoir des résonances importantes après, je pense par exemple aux lettres de Jean Müller, ce sont des témoignages qui ont une force importante ; témoignages aussi, pourquoi pas par des journaux intimes. Il y a également des témoignages par le biais de photographies, qu’il s’agisse simplement de la photographie souvenir (cette dimension-là existe), mais il y a aussi certaines photographies qui sont prises dans le cadre de certaines opérations, alors que c’est interdit, certains prennent des photographies dans le but de s’opposer à la guerre.

Jacques Duquesne : Quel va être le devenir de ces témoignages dont vous parlez ?

Tramor Quémeneur : Tous ces témoignages, cette résistance passive, vont pouvoir ressortir après et trouver une légitimation politique et publique, notamment à partir de l’année 1960, où là, on a un débat vraiment important sur la question de la désobéissance. L’année 1960 est vraiment l’année de la désobéissance, de matière extrêmement dure, pleine et entière. Cela touche également l’armée en Algérie : on va avoir des rapports pour savoir comment le monde réagit au procès du réseau Janson par exemple, c’est à dire le procès de ceux qui ont soutenu le FLN, aussi aux arrestations liées aux questions de la désobéissance et de l’insoumission, le réseau Jeune Résistance qui a été arrêté au printemps 1960. On essaie de savoir ce qui se passe exactement. Apparemment, le contingent qui se trouve en Algérie n’est pas tellement touché par cela, mais il va y avoir des résonances indirectes parce que les personnes qui sont en Algérie vont en permission en France. Là, on se rend compte du décalage qui peut exister entre ce que l’on vit sur place en Algérie et ce qui est la situation politique et sociale en France. Cela conduit à des choses qui sont soit de l’ordre du ressentiment, de la plongée dans le silence, soit au contraire, une sortie publique, une désobéissance pleine et entière aussi, pourquoi pas. On va se rendre compte que les personnes qui ont choisi la répression ont choisi une mauvaise voie au bénéfice d’une permission en France, elles vont donc se retrouver dans l’illégalité.

Jacques Duquesne : Vous avez le sentiment que cette année 1960 est donc très importante ?

Tramor Quémeneur : Pour le débat public, tout à fait. Au cours de cette année 1960, c’est tout à fait fondamental, en France ; en Algérie, ça l’est moins, même si elle a été touchée par ricochets, c’est à dire que la question de la désobéissance on la retrouve d’un côté puis de l’autre. Elle commence en janvier 1960 dans l’affaire des barricades, où là, l’armée ne franchit pas la barrière de la désobéissance même si elle est favorable à l’Algérie française. Il y a une optique favorable à l’indépendance. On a ensuite le cas du Manifeste des 121. Plus ça va aller, plus on va trouver des cas de désobéissance individuelle qui vont toucher non pas simplement les intellectuels et les étudiants, mais toutes les personnes. À la fin de la guerre, il y aura de plus en plus de cas de désobéissance. Comme les réseaux ont été démantelés, les personnes vont se retrouver totalement isolées en quelque sorte. Il n’y a plus que des individualités. La réponse au Manifeste des 121, cela va être le Putsch des Généraux. Il y a donc ici une légitimation de la désobéissance dont vont user les appelés du contingent.

Jacques Duquesne : S’agit-il d’une désobéissance au chef de l’État ?

Tramor Quémeneur : Il y a un double niveau. C’est effectivement une désobéissance légitimée mais c’est une obéissance au chef militaire suprême qui est légitimée au chef de l’État. Les cas de désobéissance du contingent en Algérie vont se retrouver aussi délégitimées, c’est à dire que on va retrouver certaines personnes qui ont agi de manière assez forte qui vont se retrouver sanctionnées pour désobéissance ensuite. Il y a un jeu ambigu entre l’obéissance et la désobéissance. Les appelés du contingent qui ne sont pas d’accord avec le putsch des généraux, les premières heures, leur mission n’a pas été forcément soutenue.

Jacques Duquesne : Je souhaiterais maintenant demander à Benjamin Stora son avis sur tout ce qu’il vient d’entendre.

Benjamin Stora : Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’histoire de l’Algérie, en 1974-1975, j’étais jeune. Ce qui m’avait d’abord surpris, c’est que le groupe dominant principal de cette guerre, je l’avais déjà identifié à cette époque. Il existait différents groupes touchés par la Guerre d’Algérie, bien sûr les Algériens, les immigrés algériens, les harkis, les Pieds-Noirs, les Européens d’Algérie et puis, naturellement, les appelés, les soldats. Ce qui m’avait frappé, c’était que le groupe le plus fort, le plus nombreux, le plus important sur le plan numérique, était le groupe des appelés et des soldats au sens large, c’est à dire les appelés, les rappelés, les officiers, les sous-officiers, etc. C’est le groupe qui avait été le plus concerné par la Guerre d’Algérie, à la limite même, deux fois plus nombreux que les Européens, puisque en gros à cette époque-là, les Européens avaient quitté l’Algérie. Or, les soldats, étaient deux fois plus nombreux à avoir traversé cette guerre et, pourtant, c’était le groupe qui s’exprimait le moins, celui dont on parlait le moins, celui qui faisait le moins de bruit – je parle des années 1970-1980 ; il vaut mieux périodiser quand on parle de l’histoire.

Jacques Duquesne : Le silence des soldats face à leur famille, c’est un point très important sur lequel j’aimerais que vous reveniez.

Benjamin Stora : Tout à fait. Je me suis interrogé sur ce groupe si important, porteur de cette mémoire. J’ai publié Les Appelés d’Algérie à ce propos. J’ai réalisé que c’était très difficile de construire une mémoire homogène de ces hommes. Il y avait à la fois des expériences très différentes selon les séquences de guerre, bien entendu. L’Algérie de 1955-1956 n’est pas l’Algérie de 1961-1962, bien sûr. L’Algérie de 1955-1956 est beaucoup plus dure avant la construction de la ligne Morice, notamment du fait de la grandeur des frontières, alors que la fin de la Guerre d’Algérie, c’est une guerre beaucoup plus urbaine, une sorte d’affrontement franco-français beaucoup plus violent d’ailleurs, alors que la première partie de la guerre, c’est presque l’ALN contre l’Armée française. À la fin de la Guerre d’Algérie, on a l’apparition d’autres acteurs, comme l’OAS, les barbouzes, les affrontements intérieurs. La situation n’est pas tout à fait la même. À la fin de la Guerre d’Algérie, il y a presque trois-quatre guerres ; au début, dans les années 1955-1956-1957, pratiquement jusqu’en 1958, la guerre est plus brutale, plus terrible.
Jacques Duquesne : Il existe une exception, qui est l’opération « Jumelles », qui a lieu en 1959.

Benjamin Stora : Tout à fait. C’est ensuite une guerre civile, qui n’a pas les mêmes contours, je dirais. Donc les expériences ne sont pas les mêmes suivant les séquences de guerre. J’ajouterai que les expériences ne sont pas les mêmes suivant les régions d’Algérie, parce qu’être dans les villes, dans un bureau, ce n’est pas du tout pareil qu’être dans un bled, dans les opérations ou dans les campagnes. Être dans l’Est algérien, ce n’est pas pareil qu’être dans l’Ouest. Quand je dis ça, des algériens nationalistes me disent qu’ils ont résisté partout de la même manière ; non, ce n’est pas pareil, l’intensité d’engagement, l’intensité des combats, du nationalisme algérien, pour affronter l’armée française, etc., n’a pas la même vigueur suivant que l’on se situe dans l’Est de l’Algérie où le peuplement européen est moins important, que dans l’Ouest de l’Algérie, je dis ça de manière très générale. Ce ne sont pas les mêmes types d’affrontement, et puis ce n’est naturellement pas la même expérience selon la place que l’on occupe dans cette armée, selon qu’on est au sommet, en situation de commandement ou dans des commandos qui sont engagés directement dans des opérations ou ceux qui font simplement du quadrillage ou des opérations de surveillance nocturne, etc. Je ne veux pas choquer les anciens en disant cela, mais les expériences ne sont pas les mêmes, et le rapport à la mort n’est pas le même.

Jacques Duquesne : Qu’en est-il du rapport entre les appelés et la population locale ?

Benjamin Stora : Bien sûr, le rapport aux Algériens n’est pas le même, ni celui aux Pieds-Noirs. Cela fait beaucoup de paramètres à prendre en compte. Si on est dans les villes, on a des rapports avec les Européens d’Algérie, qui sont des rapports beaucoup plus étroits, parce que la plupart des Européens d’Algérie, en 1960-1961-1962 sont dans les villes. Ce ne sont pas des colons, il n’y pas de centaines de milliers d’Européens qui vivent dans les campagnes. Les Européens d’Algérie, dans leur immense majorité, vivent dans les villes. Donc les appelés ont une expérience des Européens d’Algérie beaucoup plus forte que s’ils sont dans les campagnes où, là, le contact avec les Européens, c’est à dire avec les propriétaires fonciers, n’est pas de même nature, il est de nature peut-être plus hostile. Ils se demandent ce qu’ils font là alors que ces mêmes propriétaires sont en contact plus étroit avec les Algériens parce qu’ils parlent leur langue, alors que les Européens d’Algérie, qui sont dans des villes comme Oran ou Alger ne connaissent pas l’arabe. C’est donc une mémoire très difficile à constituer, à homogénéiser, à construire et à représenter, d’où le mérite d’associations d’anciens combattants qui se sont constituées très vite. S’il n’y avait pas eu ces associations, cette mémoire aurait été très difficile à porter dans l’espace public. C’est par le combat associatif, dans le fond, dans ces années 1970-1980, notamment par le bais de la carte d’ancien combattant, et je ne vais pas citer tous les combats associatifs, que va se construire cette mémoire, que va être préservée cette mémoire.

Jacques Duquesne : Comment qualifieriez-vous cette mémoire ?

Benjamin Stora : Cette hétérogénéité des mémoires signifie-t-elle une sorte de silence de ceux qui avaient fait l’Algérie ? Ma réponse est non. Quand je travaillais, dans les années 1970-1980, j’étais très surpris par le volume de publications éditoriales à cette époque-là. Il y avait énormément d’ouvrages à cette époque-là, et notamment dans le monde de la littérature, je pense entre autres à Claude Bourgean, Lucien chez les Barbares, qui m’avait frappé à l’époque. C’était un journaliste au Point. Un autre m’avait beaucoup frappé, celui de Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats. Il y avait aussi les ouvrages, certes romancés, mais très importants tout de même, de Jules Roy. Son livre majeur, Mémoire barbare, est un livre absolument extraordinaire, c’est un récit de sa vie de soldat. C’étaient des ouvrages qui se vendaient et avaient une très belle notoriété, dans les années 1970. Quand on parle du silence, c’est pour cette raison que je suis étonné. Du côté des partisans de l’Algérie française, la production éditoriale à cette époque-là était très forte. Les mémoires de Massu, de Bigeard, paraissent à cette époque-là. Ma véritable bataille d’Alger, Mon Roman dans les djebels, et je ne vous les cite pas tous. Un livre très impressionnant m’a servi pendant toutes mes recherches, c’est le livre de Philippe Tripier, Autopsie de la Guerre d’Algérie. Dans ce livre de 1974, il y avait des archives que l’Armée française avait saisies chez les combattants de l’ALM et qu’il avait reproduites en fac-similé. Il y a également publié ses propres archives de l’Armée française, il était à l’OAS. Il y avait des organigrammes, entre autres. Cela rappelle le travail de Bromberger en 1957, Rebelles algériens. C’était un extraordinaire document. Le onzième choc, Éric Huitric, qui a été publié tôt, dans les années 1970. Etait également un livre marquant. ll y avait un matériau à la portée des chercheurs, et c’était un matériau qui n’était pas des archives d’état. Entre les romans, les livres de journaliste et les livres de soldats, la plupart de ceux qui ont publié un ouvrage à cette époque étaient des partisans de l’Algérie française, des dissidents. Vous aviez une matière qui sortait du stéréotype de silence. Il y avait beaucoup de choses déjà. Toute cette production là ne produisait tout de même pas d’effet dans tout l’espace public français, ça c’est une autre question. Pourquoi ce volume ne rencontrait-il pas d’écho et ne sortait pas du cercle étroit de ceux qui avaient été touchés par la Guerre d’Algérie ?

Jacques Duquesne : Le silence dont je parlais, c’est un autre silence. Moi, je me souviens, je suis d’une génération dont les grands-parents parlaient de la guerre de 1914-1918. Les anciens combattants nous cassaient les pieds le soir au dîner. On entendait parler de la guerre des tranchées, etc. Les petits-fils des anciens combattants de la guerre d’Algérie n’ont pas entendu leurs grands-pères leur parler de la Guerre d’Algérie. Ca, c’est clair et cela m’a toujours beaucoup frappé, parce que je parle avec les gens. Souvent, quand je discute avec des gens, comme je suis journaliste, je demande aux gens si leurs père ou grands-pères ont fait la Guerre d’Algérie, silence, en général, c’est le silence. Les livres dont vous parlez sont en général des livres de gens engagés, d’un bord ou de l’autre, ce ne sont pas des livres de combattants. Cela dit, là où je suis d’accord avec vous et ce qui m’a frappé dans la première partie de votre intervention, c’est ce que vous disiez sur l’Oranais, les propriétaires terriens, ceux qui possédaient des vignobles, les soldats qui étaient là, qui gardaient les vignobles, et qui se sentaient assez d’accord avec les paysans arabes et allaient contre le colon qui invitait leur lieutenant ou leur aspirant parce qu’ils avaient une fille à marier et j’ai toujours regretté qu’aucun historien n’eût fait de travail sur le mariage des sous-lieutenants avec des fille pied-noirs à marier, j’en connais un certain nombre, même si c’est une parenthèse. Si des historiens cherchent des thèses à faire… Cela dit, ce qui me frappe, c’est le silence des grands-parents sur ce qu’ils avaient connu de la Guerre d’Algérie. Je demandais à mes petits-cousins si leur père leur avait raconté la Guerre d’Algérie et ce n’était pas le cas.

Benjamin Stora : En deux mots, mon travail porte sur une réflexion critique sur cette contradiction, maintenant il y a plusieurs explications sur ce silence-là. La première explication, bien sûr, c’est que le soldat français qui rentre en France en 1958 ne reconnaît plus le pays qu’il a quitté, pays qui s’est profondément transformé. On est passé du noir et blanc à la couleur, on est passé de Jean Gabin à Jean-Paul Belmondo, on est passé des films de Claude Autant-Lara aux films de Jean-Luc Godard, tout ça s’est passé en même temps, donc vous imaginez les bouleversements, la sidération devant cette société. Deuxième élément d’interprétation : la France des années 1960, c’est la France des Trente Glorieuses, c’est la France de la société de consommation, et c’est une France qui se dirige vers plus de consommation, plus de divertissement, plus de spectacle et qui ne veut plus entendre parler des guerres tout simplement parce que la France est en guerre depuis grosso modo 1939, l’Indochine ensuite, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, on arrive en 1962, c’est fini, on passe à autre chose et, naturellement, 1968, qui arrive très peu de temps après la Guerre d’Algérie, va recouvrir complètement, disons, cette histoire-là.
Jacques Duquesne : Quels autres éléments peuvent expliquer ce silence ?

Benjamin Stora : Le troisième élément de réflexion est qu’il est bien sûr plus facile de parler d’une guerre où on a le sentiment de l’abandon, de la trahison que d’une guerre que l’on a gagnée, par les monuments aux morts, les héros tombés au combat, plutôt que de dire voilà ce qu’on a fait, le sentiment de la défaite, de la culpabilité, de la trahison, des sentiments qui existent notamment chez les officiers. Il n’est pas évident d’en parler pudiquement. Et le quatrième et dernier aspect, c’est que lorsque l’on a vingt ans, vingt-deux ans, que l’on revient d’une situation où l’on a eu très peur, où l’on a vu des gens mourir, on a le sentiment que sa vie a été interrompue, dans le milieu professionnel et personnel et quand on revient dans la société française, le premier objectif qu’on a c’est d’oublier tout ça, c’est de travailler, bâtir une famille, construire, avancer. Malgré tout cela, beaucoup de gens ont écrit.

Jacques Duquesne : Oui, mais ce n’est pas la même chose.

Benjamin Stora : La mémoire ne s’est pas totalement interrompue, malgré ces facteurs que j’ai énumérés. Elle a continué à s’exprimer. Ce n’est pas forcément qu’ils n’ont pas voulu raconter. Quand ils revenaient en 1962, certains ont essayé de raconter, mais personne ne voulait les écouter. La société ne veut plus entendre parler de tout ça.

Jacques Duquesne : C’est pour ça que je vous ai donné la parole en dernier, parce que quand il commence, il ne peut plus s’arrêter. Je suis retourné en Algérie après la guerre, comme journaliste, en reportage, pour savoir ce qu’il en était des harkis, ce qui était très difficile à savoir. En novembre 1962, en Kabylie, pour savoir ce qu’il se passait, mes réseaux d’information habituels, notamment des militaires, ne parlaient ni l’arabe ni le kabyle ; c’était donc très difficile à savoir. Le ratage de ma vie, ce sont les harkis, voilà. Ce que l’on décrivait, jusqu’au 1er juillet 1962, on recevait des lettres d’engueulade, des pour ou contre ce que l’on écrivait ; ce que j’ai écrit après le 1er juillet 1962 sur l’Algérie, nous n’avons pas reçu une lettre de lecteur, ce qui veut dire que dans les journaux, leurs patrons, ne savaient plus quoi faire de nous. J’ai des tas de confrères dont les patrons de journaux n’ont plus su que faire. Ils ont disparu, leurs noms sont oubliés, nous avons été oubliés en un an ou deux. On a signé la une pendant la Guerre d’Algérie et puis ensuite nous n’étions plus rien. On n’était plus rien après cette date parce que les Français avaient une nouvelle voiture qu’on appelait 4L et ils partaient en vacances… Il y avait ce silence que beaucoup d’entre nous ont remarqué ; ce silence des appelés et des rappelés pendant et après la guerre.

Jacques Duquesne : Pierre Brana, vous aviez une réaction ?

Pierre Brana : Je voudrais rajouter quelque chose qui ne doit pas être oublié. Nous n’avons jamais été des anciens combattants, nous étions des gens qui avons réalisé le maintien de l’ordre. Il va falloir attendre 1999 pour qu’enfin on reconnaisse qu’il s’agissait d’une guerre. Cela a l’air d’être un problème sémantique, mais c’est important pour l’ancien d’Algérie. Il passait, seulement à partir de 1999, au rang d’ancien combattant à égalité avec les deux autres générations qui étaient 1914 et 1939, c’était tout de même très important. Et puis il y a tout de même quelque chose de très pénible sur lequel j’ai eu à travailler lors de mon premier mandat de député, c’est tous ceux qui ont eu des troubles psychiques graves. Là aussi, on ne peut pas être très fier. La République a reconnu dans les pensions militaires les troubles militaires seulement en 1992. J’ai eu l’occasion à l’époque d’aller dans un hôpital psychiatrique de ma région d’origine, Bordeaux, et j’avais été frappé par le nombre d’anciens d’Algérie qui venaient à l’hôpital soit en traitement ambulatoire soit qui étaient en temps fixe. Il y avait là toute une partie de ceux qui avaient gardé de l’Algérie des souvenirs, des hallucinations, des remords quelquefois, extrêmement importants, Ils ont été amenés à faire des choses. Avec le recul du temps, ils savent qu’ils n’auraient pas dû le faire. C’est quelque chose qui peut marquer à vie, qui peut vous hanter. Je me souviendrai toujours de Constantine, où j’avais été hospitalisé alors que je discutais dans la cour et que j’allais repartir dans mon unité avec des soldats, mes copains. Alors que tout était calme, l’un d’eux me dit soudain : « Tu entends ? Ça commence à tirer, planquez-vous ! ». Il y avait des troubles comme ça chez beaucoup de soldats du contingent qui sont restés et dont certains sont restés des années après, d’où, en effet, un certain silence. On parle toujours des morts, ce qui est tout à fait normal d’ailleurs, on parle des blessés, mais l’on ne parle pas assez souvent de ceux qui ont subi des dommages psychiques.

Jacques Duquesne : Tramor Quémeneur, vous avez un éclairage à apporter ?

Tramor Quémeneur : Ce sur quoi je voulais insister, c’est aussi l’incompréhension qui existait sur le silence, entre ce que pouvaient vivre les jeunes en Algérie et la situation en France, à l’intérieur même des familles, dans le cercle amical, lorsqu’ils arrivaient. On était au service militaire, on était dans des opérations de maintien de l’ordre, alors que les personnes qui y étaient ont été travaillées par ce qu’elles avaient vécu au quotidien. Ce qui m’a marqué, c’est que le silence vient extrêmement tôt dans la guerre d’Algérie. Il y a déjà une étude qui est commanditée en décembre 1955 par les Renseignements Généraux, à propos des rappelés de 1955, afin de savoir quelle sera leur réaction à leur retour. Début 1956, les résultats sont transmis : il apparaît que les appelés, et les rappelés en particulier, se taisent sauf dans les petits groupes, dans les cercles restreints, il n’y a pas de débat public qui a été posé. Il y a déjà un silence ; c’est aussi à la mesure du conflit en tant que tel et de la charge affective que ça entraîne, surtout que ça bouleverse totalement ces jeunes personnes de vingt ans, dans ce qu’elles peuvent vivre. Effectivement, au retour, elles se taisent, c’est trop lourd. Au début de la guerre, le système militaire n’est pas encore rodé totalement, on va avoir des rôles qui vont être beaucoup plus ordonnés et clarifiés après, la participation aux unités, etc. Il y a donc tout de même une chape de plomb qui tombe au tout début de la guerre.

Jacques Duquesne : Les uns et les autres avez parlé d’une distinction entre les premières années 1956-1957 et celle qui ont suivi ensuite. La métropole n’avait pas conscience de l’importance de cette violence.

Pierre Brana : On peut estimer à trois cent mille le nombre de soldats, toutes origines confondues, qui ont connu pendant et après la guerre des troubles psychiques avec un déclenchement traumatique post-combat qui a tendance à arriver le troisième mois jusqu’au sixième mois et peut-être revient de façon cyclique. Pendant la guerre ce n’est pas du tout reconnu. Quelqu’un qui a tellement vécu la guerre qu’il ne veut plus du tout s’en détacher, il finit par se détruire lui-même. Pour en revenir à la production éditoriale, seuls les gens qui avaient vécu pouvaient acheter, il n’y avait pas d’étude universitaire de commande. Un témoignage très fort a été écrit par Jean Forestier, qui publie en 1984 Une gueule cassée en Algérie, l’ouvrage est resté tout à fait inconnu. Je suis sûr qu’il est maintenant tout à fait oublié. Je ne pense pas que les soldats qui rentrent en France soient complètement décalés avec la réalité. Mais je trouve que l’on ne peut pas, comme Monsieur Benjamin Stora l’a fait, opposer l’ancienne Algérie à Salut les copains.

Jacques Duquesne : Merci Messieurs et merci aux associations qui ont organisé cette rencontre et aux éditions de L’Harmattan.

 

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